• Il y a, devant l'hôpital, un grand square ovale, où les gens viennent faire pisser leur chien. Les arbres hauts et touffus qui y
    poussent déploient un épais coton sur la ville, absorbant les sons, n'en laissant que la rumeur. Des centaines de merles et de moineaux logent
    là, pépiant et folâtrant dans les feuilles. Quand nous le traversons, Lézieu s'y attarde, mètre à mètre, la truffe en goguette au pied des
    troncs. La chose est si peu dans ses habitudes, que je le soupçonne de vouloir, lui aussi, retarder un peu le cours du temps.
    Les sept marches de l'entrée principale donnent un côté solennel à notre arrivée. Dans le hall résonnent doucement les chants des oiseaux
    du square au dehors.
    Une voix très douce nous accueille. La jeune femme dit que maman a déjà regagné sa chambre et, toujours gentiment, qu'elle est
    désolée mais que Lézieu ne peut nous accompagner là-haut. Je le libère et l'installe d'une caresse sur le carrelage frais, aux pieds de la voix.
    Lézieu ne se plaint jamais.
    Nous entrons dans un large ascenseur, je m'adosse aux parois métalliques dont j'aime la fraîcheur. Le temps que dure notre montée,
    nous restons silencieux.
    Quand la porte s'ouvre à nouveau, il y a de tout petits pleurs d'enfants, le chuintement de chariots que l'on roule sur le lino. Nous prenons
    à droite. Je longe seul le mur, papa devant. Nous passons quatre portes, une ouverte, et tournons à l'angle. J'entre dans la troisième chambre. Papa me
    précède jusqu'au pied de lit où je m'agrippe. Un petit courant d'air venu de la fenêtre atténue l'odeur douceâtre de la pièce. Maman dit mon nom, je
    m'avance en tâtonnant. Elle est là, les genoux dressés sous un drap léger. Elle me prend par la main et m'attire vers elle comme au bout d'une ligne de
    canne à pêche. Ses doigts se joignent en un noeud avec les miens au milieu.
    - Alors ces gorges, Tom ? !
    - Il est là ?
    - Elle ! C'est une petite fille, Tom. Sandra. Elle est née il y a
    presque deux heures.
    Maman me pose les mains là, tout près, à sa portée, sur un rebord de plastique. Le berceau. De la fatigue dans la voix de ma mère.
    - Je peux la voir ? je demande.
    Les parents se consultent du regard. Je le sais. Le petit silence dit ça.
    - Viens, dit papa, et il me prend par la main.
    Nous faisons quelques pas jusqu'à un réduit où se trouve un lavabo. Tout de suite l'eau y coule, tiède et agréable. Papa me glisse un
    savon qui est un peu de l'odeur de la pièce. Je me lave de la ville, sous
    le flot, la crasse me paraît lourde. Je me sèche à une serviette rêche que me tend papa, puis il me reconduit auprès de ma soeur.
    Je me penche vers elle jusqu'à sentir son souffle sur mon visage.
    - Elle dort, me dit papa, elle te sourit.
    - C'est vrai ?
    - Oui, elle sourit.
    Alors, c'est du bout des doigts que Tom vient chercher ce sourire au fond du berceau. C'est sans yeux qu'il voit les lèvres aux commissures
    retroussées, et la bouche, qui au contact machinalement s'entrouvre.
    Des mains, il continue son chemin délicat, parcourant avec précaution le petit visage. Comme pour le modeler, mais c'est l'inverse. Ce sont les
    formes qui dans les mains s'inscrivent. Et c'est là, d'abord, que les creux, les courbes et les bosses viennent en mémoire prendre leur place.
    Le pouce et l'index palpent les lobes des oreilles, la paume à rebrousse_poil sur les fins cheveux, les épaules, les bras. Tout un corps à
    apprendre à connaître.
    - Tu sais, elle t'observe, Tom.
    - Elle me regarde de ses yeux ? !
    - Ils sont tout plissés. On dirait ceux d'un chaton. Ils ne connaissent pas encore bien la lumière, mais elle te cherche par la fente.
    Je trouve sa main repliée sous le drap. Une toute petite main aux phalanges boudinées. Je la déroule et je la pose dans la mienne. Je
    la garde là. Dans le creux.
    Plus tard, je lui apprendrai à voir comme moi.
    Je lui montrerai les gorges.

     


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  • Je n'ai d'abord pas compris. On est arrivés en ville. Les feux,
    presque tous, étaient au vert. On s'est garés dans le centre, loin de
    l'hôpital. On a harnaché Lézieu, claqué les portières, j'ai attrapé
    l'attelle et on est partis. D'un drôle de pas qui prenait son temps.
    Papa m'a payé une glace en cornet qu'il a enroulé dans une
    serviette en papier. Comme si j'allais m'en mettre partout. Un autre
    jour, ça m'aurait énervé. Là, je n'ai rien dit. Chacun gardait le silence.
    Nous étions ensemble, juste nous trois, une dernière fois.
    On a marché, aller-retour, sur la Promenade.
    Sous les platanes s'entrechoquaient les boules des pétanqueurs,
    et l'on s'est arrêtés les écouter parler. Un groupe de vieux se
    chamaillait, mesurant et remesurant le même point. Je n'avais rien
    demandé. Mais mon père, qui sait combien ces voix de rocaille mêlées de
    patois me régalent, m'a pris par le coude.
    On s'est rapprochés.
    Plus tard, pourtant, quand les vainqueurs sont allés payer un
    coup aux vaincus, c'est moi qui ai dit :
    - On y va ? ! J'aimerais bien le voir, maintenant, ce machin.


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  • La ville n'est pas tout près. A peine embarqués, papa démarre.
    Les premiers tournants propulsent Lézieu sur mes genoux ; on a quitté le village. Longtemps, au gré des brusques mouvements de la
    voiture, nous valdinguons de concert d'un côté à l'autre de la banquette. Par les fenêtres grandes ouvertes entre un air chaud qui nous
    coiffe. J'aimerais parler et poser plein de questions. Mais à cette vitesse, autant laisser papa se concentrer sur la route.
    Autrefois, pour savoir le chemin, je comptais les virages. Pour être comme tout le monde. Sûr et certain. Maintenant je n'ai plus besoin. A leur forme, à la façon du chauffeur de les négocier, je pourrais vous dire exactement où l'on est.
    Là, ça se calme. Sur la grande ligne droite, on passe, sur la gauche, la bergerie aux oliviers. Il paraît que le paysage est magnifique.
    Les gens viennent de loin s'y promener. Ils se tapent ces lacets infernaux, aller et retour, juste pour le coup d'oeil. En expédition.
    Cordes, casques et combinaisons.
    - Tu peux pas ralentir un peu, on n'est peut-être plus à cinq minutes.
    - C'est vrai, je vais trop vite.
    Après l'embranchement, où la route fait un coude en épingle à cheveux, réapparaît le murmure de la rivière. Seules quelques rangées
    de vigne nous séparent de l'eau et je peux sentir, nettement, l'odeur cendrée du sulfate, qui protège les feuilles de la maladie.
    - En plus, tu as raison, il est sans doute déjà trop tard !
    - Tu crois que c'est un garçon ou une fille ? !
    - Une chance sur deux, Tom. Ça n'a pas changé.
    - Moi, j'aurais bien voulu savoir.
    - Savoir pour quoi ? !
    - Pour s'habituer à l'idée… C'est pas pareil.
    - Mais si c'est pareil.
    Le machin est là et voilà, ça démarre.
    Depuis des mois on a ces mêmes discussions. Mais ça ne fait pas de mal de répéter. Ça rentre dans la tête. Comme la musique rentre dans
    les doigts, à force d'appuyer les touches sur le clavier du piano. Et après, c'est agréable de les laisser se balader tous seuls, de les sentir
    reconnaître le chemin. On a traversé lentement les huit villages qui s'égrainent, de plus en plus gros, jusqu'à la ville. Papa m'a décrit l'état des nuages dans le
    ciel, les couleurs de la campagne mangée de soleil.
    - Et moi, quand je suis né, si vous aviez su avant, vous auriez pu vous habituer.
    - Ça n'a rien à voir avec l'habitude, Tom. C'est la vie qui vous tombe dessus. Chaque jour. Même à ça, on ne s'y habitue pas.
    Chaque jour est une naissance. Pour chacun. Des fois on a des yeux, des fois on n'en a pas. Parfois, c'est les mains qu'on n'a pas, d'autre fois, le coeur qu'on a en pierre.
    - Mais moi c'est les yeux.
    On atteignait la dernière grande ligne droite avant les ronds-points.
    Ça ne fait pas de mal de répéter certaines choses. Une vague senteur de pourri allait nous parvenir depuis la distillerie. Ensuite, ce seraient les effluves
    d'essence de la station-service et après, nous serions en ville.

     


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  • La maison est vide. La voix de papa résonne.
    - Tima ? Tima ! ?
    Maman ne répond pas.
    Je m'assieds sur une chaise devant la table de la cuisine. De nombreuses mouches bourdonnent ; le petit déjeuner n'a pas dû être
    débarrassé.
    Je promène une main Au milieu des miettes, la ferme sur un quignon de pain que je
    grignote aussitôt. Continuant leur quête, mes doigts se posent sur un
    carré de papier. Dessus : un stylo.
    - Papa, y a un mot.
    Lézieu remue du museau ses croquettes, et quelques-unes craquent sous ses crocs. Cette balade nous a creusés.
    - Donne voir, dit papa en posant une main sur mon épaule.
    - Là, je dis. C'est maman ?
    - Oui.
    - Elle dit quoi ?
    - En gros, elle dit : file te préparer, elle dit qu'avec un peu d'avance tu vas être grand frère. Domont est passé la prendre.
    Hop, hop, dépêche-toi, on la rejoint !
    C'est branle-bas de combat. Ni l'un ni l'autre ne nous sommes habillés depuis la baignade. Je me cogne à tout ce qui dépasse dans la
    maison, sur des parcours que je connais pourtant par coeur. J'empile quelques vêtements n'importe comment par-dessus mon maillot. Lézieu,
    qui ne comprend rien à tout ça, est partout dans mes jambes. Je lui marche dessus alors qu'il s'est finalement gentiment couché. Mais je suis prêt très vite. Bras dessus, bras dessous, nous cavalons tous les trois jusqu'à la voiture, restée au frais, à l'ombre des platanes.


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  • Oh là là, j'ai les dents qui claquent ! Voilà au moins dix minutes qu'on est à l'ombre dans ce trou.
    Tout est froid, le rocher glisse. Et papa, encore, qui insiste.
    - Vas-y, Tom, pousse sur tes jambes. Dès que tu es dans l'eau, je t'attrape.
    - Ça fait vingt fois que tu me le dis.
    Le chien est tout mouillé en contrebas. Depuis l'îlot où il s'est
    hissé, ignorant les vaguelettes qui lui lèchent les pattes, il regarde Tom. Les yeux écarquillés, confiants et protecteurs. Et c'est vrai, malgré le
    soleil au zénith, les gorges sont ici à l'ombre. Forçant son passage dans les plis de la montagne, la rivière s'enfonce sous la roche. Tout le monde
    a froid, même le chien frissonne. Le torrent se déverse en cascade dans des gouffres où l'on se jette si le trou est profond. Celui-ci est profond, il
    faut juste y aller, pousser sur ses jambes, se jeter.
    - Tom !
    C'est quand même pas ma faute si j'ai peur.

    On s’était mis d’accord. Sans meilleur solution, papa était remonté par l’autre côté, escaladant la paroi à l’envers. parvenu à moi, glissant ses mains sous mes aisselles, il me soulevait puis, à bout de bras, me tenait au-dessus du vide, m’éloignant du rocher. Là, il me lâche. La chute ne dure pas trois secondes, je m’enfonce dans l’eau. Après tout ce temps à sécher dans les courants d’air de la grotte, elle semble glacée. Immergé, la tête comme enfouie sous un oreiller, l’écho lointain d’aboiements étouffés me parvient.

    À l’instant même où je retrouve l’air libre, Lézieu m’arrive dessus. Me frôlant le buste, il fait demi-tour pour me présenter sa queue. J’empoigne sur son dos une belle masse de poils et, battant les pieds, suis la direction qu’il me donne. On atteint vite une sorte de plage, où mes genoux rencontrent le sol, et papa nous rejoint.

    J’ai grelotté dans ses bras un bon moment. Lui aussi avait la chair de poule. De l’eau jusqu’aux mollets, un lit de cailloux ronds sous les fines semelles de mes sandales, j’écoutais le bruit de l’eau. Celui, aussi, de mon cœur redevenant tranquille, et Lézieu qui de sa queue battante me repeignait la cuisse. L’idée de le savoir là, joyaux et attentif, chassait de mon corps les sanglots.

    On a continué à avancer en se donnant la main. La gorge s’est évasée et le soleil est revenu. Il était chaud. On sentait la roche rendre la chaleur accumulée. Dès qu’un obstacle compliqué se présentait, papa me prenait dans ses bras. Mais j’aimais chercher mon chemin seul, le chien et moi. Tous les deux à quatre pattes, son museau humide plein de questions sous le nez, les mains dans la vase dès que je m’éloignais du courant. Par trois fois il fallut se mettre à l’eau et nager, le chien derrière si papa me guidait. S’y jeter depuis une hauteur me soulevait le ventre. Mais c’était là le plus simple chemin. Et le moins scabreux. Et j’avais promis d’être fort. J’ai aimé glisser à plat ventre, comme une loutre dans le fil de l’eau, sur des parois moussues, polies en cuvette et qui épousaient mon corps. J’entends les voix de gens qui se baignent et s’éclaboussent en contrebas. La chaleur sent le bois sec que les crues automnales ont charrié puis laissé là, coincé dans l’étroit goulot. ― Encore une chute à passer et nous serons rendus, me dit papa. ― Combien y a ? ― Deux fois ta taille, il me dit. ― Comment je fais ? Papa m’explique. Il me fait toucher le rocher sous mes pieds, il me montre la limite. Là où ça glisse, un buisson où je peux me tenir en attendant, un rebord où m’appuyer. J’ai peur à nouveau. Lézieu aboie. Je ne sais pas si c’est pour m’encourager ou parce qu’il a peur lui aussi. Qu’il sent ma 35 40 45 50 55 peur. Un cri sort de ma gorge, je saute. L’eau à nouveau dans mon nez, mes oreilles. Sous la pression, mon tympan se bouche. Mes cheveux flottent. Des milliers de petites bulles d’air tourbillonnent le long de mon corps, ça chatouille presque.

    Du bout du pied, j’effleure le fond et le repousse. Ce n’était pas si difficile, voilà déjà le chien, la surface, le soleil. Nous nageons ensemble vers le bord, nous nous étalons sur les rochers chauds. La peau remplit les crénelures de la pierre comme un moule. Une fourmi me grimpe dessus et m’inspecte. Depuis le gros orteil jusqu’en haut de la cuisse. Là, elle tombe. Au fur et à mesure que mon corps se réchauffe, l’anesthésie de l’eau froide s’évapore. Je sens mes bleus qui se réveillent. Déjà quelques croûtes se forment aux genoux et aux coudes. Ces petites douleurs me rendent fier au souvenir de la descente. Quand nous sommes secs, nous remontons par le raidillon jusque sur la route. Le sentier est si pentu que même debout on est à quatre pattes. Ça ne m’empêche pas de déraper lorsque parfois une pierre mal accrochée se détache et déboule. ― Trois mètres, dit papa, qui est resté dans mon dos, au cas où. Nous y voilà. J’enlève mes sandales, je marche sur le bitume brûlant où le chien s’ébroue. Je n’ai jamais autant savouré cette chaleur.

     

     


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  • Il était si courageux qu’on l’avait appelé Cœur de Lion. Ni le tonnerre, ni la pluie, ni le vent en rafales ne lui faisaient peur. Pas même la nuit et ses ombres inquiétantes et ses bêtes cachées et ses bruits bizarres. Rien ne l’effrayait. Jamais. Aussi était-il devenu le héros de sa communauté. Quand on lui avait donné son surnom, il en avait été très fier, et il se promenait, la tête haute, la moustache arrogante, en répétant sans arrêt et très fort pour qu’on l’entende: — Je m’appelle Cœur de Lion et je n’ai peur de rien ni de personne !

    Un jour qu’il passait près d’une mare, il entendit un appel au secours. C’était une grenouille qui s’était coincé la patte dans une racine. La pauvre tirait vainement sur sa patte, rien à faire. Peu à peu, elle perdait ses forces et allait s’évanouir. Or, tapie sous une roche, la redoutable couleuvre d’eau n’attendait que ce moment pour se précipiter sur le batracien et l’avaler tout cru. Cœur de Lion ne fit ni une ni deux. Lui qui détestait l’eau, il n’hésita pas à se mouiller ; il trancha la racine et délivra la malheureuse. Il était temps, la couleuvre, déjà, déroulait ses anneaux. Une autre fois, ce fut une fourmi qu’il tira d’embarras. L’inconsciente s’était fourvoyée dans la toile sucrée de l’épouvantable épeire. Il arriva juste à temps pour retirer la fourmi des pattes de la tisseuse. Cœur de lion, enhardi par ces succès, décida de quitter son pays. — Il faut, dit-il, que le monde entier admire mon courage, applaudisse à mes exploits. On essaya de le retenir. Rien n’y fit. Ni les pleurs de sa mère, ni les mises en garde de son père. Il partit un beau matin, droit devant lui et sans se retourner. Il n’alla pas loin.

    Au premier détour de la haie, il rencontra une patte. Une grosse patte de chat. C’était Finaud, le matou des fermiers, un matou matois qui guettait depuis quelque temps la sortie du nid des mulots. Cœur de Lion finit son voyage dans l’estomac d’un chat. On a beau s’appeler Cœur de Lion, quand on n’est qu’un mulot, il vaut mieux prendre ses précautions. 


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  • C'est bien d'aller à Roland-Garros!


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  • C'est bien juste avant la rentrée des classes !


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  • C'est bien quand on vient d'annoncer une mauvaise note!


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